CHAPITRE 23
J’ai marché vers le sud.
Au-dessus de ma tête, les autotaxis entraient et sortaient de la circulation avec une hyperefficacité programmée, descendant parfois au niveau du sol pour racoler le client. Des nuages gris arrivaient par l’ouest et quelques gouttes de pluie m’ont frappé quand j’ai levé les yeux.
J’ai ignoré les taxis. « Mode primitif », aurait dit Virginia Vidaura. Avec une IA à vos trousses, le seul espoir était de disparaître du plan électronique. Sur un champ de bataille, c’est plus facile à faire… On se cache dans la boue, dans le chaos. Disparaître dans une ville moderne, sans bombardements, est un cauchemar logistique. Chaque bâtiment, chaque véhicule, chaque rue est câblée sur le Web et toutes les transactions laissent des traces.
J’ai trouvé un distributeur de liquide cabossé et j’ai reconstitué mon stock de billets plastifiés. J’ai rebroussé chemin sur deux pâtés de maisons avant de me diriger vers l’est, pour trouver une cabine téléphonique.
Puis j’ai cherché une carte dans mes poches, installé les trodes sur ma tête et composé le numéro.
Pas d’image. Pas de tonalité de connexion. C’était une puce interne.
La voix s’est exprimée brutalement sur l’écran vide.
— Qui est-ce ?
— Vous m’avez donné votre carte en cas de souci majeur, ai-je dit. Je pense que nous devrions discuter, docteur. De quelque chose de majeur.
Il y a eu un clic audible quand elle a avalé sa salive, une seule fois. Puis sa voix est revenue, calme et neutre.
— Nous devrions nous rencontrer. Je suppose que vous ne voulez pas venir au complexe.
— Vous supposez bien. Vous connaissez le pont rouge ?
— Il s’appelle le Golden Gate, a-t-elle dit sèchement. Oui, je le connais.
— À 11 heures. Voie nord. Venez seule.
J’ai coupé la connexion et composé un nouveau numéro.
— Résidence Bancroft, à qui voulez-vous parler ?
Une femme en costume sévère, dont la coupe de cheveux me rappelait Angin Chandra, s’est affichée sur l’écran une fraction de seconde plus tard.
— Laurens Bancroft, s’il vous plaît.
— M. Bancroft est en conférence.
Parfait.
— Bien. Quand il sera disponible, dites-lui que Takeshi Kovacs a appelé.
— Voulez-vous parler à Mme Bancroft ? Elle a laissé des instructions pour…
— Non, ai-je coupé. Ce ne sera pas nécessaire. Dites à M. Bancroft que je ne donnerai pas de nouvelles pendant quelques jours, mais que je le contacterai de Seattle. C’est tout.
J’ai coupé la connexion et vérifié ma montre. J’avais une heure et quarante minutes avant mon rendez-vous sur le pont. J’ai cherché un bar.
Je suis en pile, sauvegardé et cinquième dan
Et je n’ai pas peur du Bonhomme Patchwork
La petite comptine m’est revenue à l’esprit, un souvenir des jours reculés de mon enfance.
Mais j’avais peur.
L’averse ne s’était pas encore déclenchée quand nous nous sommes engagés sur le pont, mais le toit du camion semblait toucher le plafond nuageux et quelques lourdes gouttes tombaient, trop peu nombreuses pour déclencher les essuie-glaces. J’ai contemplé la structure couleur rouille à travers la distorsion des gouttes sur le pare-brise et j’ai compris que j’allais être trempé.
Il n’y avait pas de circulation sur le pont. Les tours de suspension s’élevaient comme les os d’un dinosaure monumental au-dessus des voies d’asphalte désertes et des détritus.
— Ralentis, ai-je dit à mon compagnon après avoir passé la première tour.
Le lourd véhicule a freiné. J’ai jeté un coup d’œil sur le côté.
— Du calme. Je te l’ai dit, il n’y a aucun risque. Je vais seulement à un rendez-vous.
Graft Nicholson m’a jeté un regard vague accompagné d’un souffle rance et alcoolisé.
— Ben voyons ! tu donnes des tonnes de plastique aux chauffeurs par bonté d’âme, c’est ça ? Tu les choisis dans les bars de Licktown par charité ?
J’ai haussé les épaules.
— Pense ce que tu veux. Simplement, ralentis. Tu pourras conduire aussi vite que tu veux après m’avoir déposé.
Nicholson a secoué sa tête ébouriffée.
— C’est dingue, mec…
— Là. Sur la passerelle. Laisse-moi ici.
Une silhouette solitaire était appuyée sur la balustrade, contemplant la vue. Nicholson a froncé les sourcils. Le camion cabossé a coupé deux voies à vitesse réduite et s’est arrêté à côté de la barrière extérieure.
J’ai sauté hors du véhicule, jeté un œil pour repérer d’autres piétons – il n’y en avait pas –, puis je me suis retourné vers Nicholson.
— Bon, écoute. Il va me falloir deux ou trois jours pour rejoindre Seattle… Va là-bas, planque-toi dans le premier hôtel venu, aux limites de la ville. Paie cash, mais inscris-toi sous mon nom. Je te contacterai entre 10 et 11 heures, alors sois à l’hôtel dans ce créneau. Le reste du temps, fais ce que tu veux… Je t’ai donné assez de liquide pour ne pas t’ennuyer.
Graft Nicholson a souri en dévoilant ses dents. Je me suis senti navré pour les employées des industries de plaisir de Seattle.
— T’inquiète pas pour moi, mec. Le vieux Graft sait comment prendre du bon temps.
— C’est bien. N’en profite pas trop, il faudra peut-être quitter les lieux rapidement.
— Ouais, ouais. Et le reste du plastique, mec ?
— Tu seras payé quand nous aurons terminé.
— Et si tu ne te pointes pas dans trois jours ?
— Alors, je serai mort, ai-je répondu en souriant. Dans ce cas, je te conseille de rester planqué quelques semaines. Mais ils ne perdront pas leur temps à te chercher. Mon cadavre les aura satisfaits.
— Mec, je ne pense pas…
— Tout ira bien. À dans trois jours.
J’ai claqué la portière et tapé deux fois sur la carrosserie. Le moteur a rugi et Nicholson a regagné le centre de la chaussée.
Irait-il à Seattle ? Je lui avais donné une belle somme et, même s’il devait perdre la deuxième moitié du fric, la tentation était grande de faire demi-tour et de retourner direct au bar où je l’avais choisi. À moins qu’il m’attende vraiment à l’hôtel, sursautant au moindre bruit suspect, prêt à partir en courant avant la fin des trois jours.
Difficile de l’en blâmer, puisque je n’avais aucune intention d’aller à Seattle. Il pouvait faire ce qu’il voulait.
« Lors d’une évasion, l’important est de brouiller les suppositions de l’ennemi », murmurait Virginia à mon oreille. « Créer autant d’interférences que possible sans perdre de temps. »
— C’est un ami à vous, monsieur Kovacs ? a dit le docteur en regardant le camion s’éloigner.
— Je l’ai croisé dans un bar.
J’ai enjambé la barrière pour passer de son côté. La vue était belle, je l’avais déjà contemplée quand Curtis m’avait ramené de Suntouch House, le jour de mon arrivée. Dans la pénombre précédant la pluie, les longs rubans de la circulation aérienne étincelaient de l’autre côté de la baie comme des essaims de libellules. En plissant les yeux, je distinguais même les détails d’Alcatraz et les bunkers gris aux fenêtres orange de PsychaSec SA. Au-delà s’étendait Oakland. Derrière moi, l’océan ; au nord et au sud, un kilomètre de pont désert.
Impossible de me surprendre, sauf avec de l’artillerie tactique.
Je me suis retourné vers le docteur. Elle a semblé tressaillir quand mon regard est tombé sur elle.
— Qu’y a-t-il ? ai-je demandé avec douceur. L’éthique médicale en a pris un coup ?
— Ce n’était pas mon idée…
— Je sais. Vous avez seulement signé les décharges et détourné les yeux. Qui est responsable ?
— Je l’ignore, a-t-elle dit, pas très à l’aise. Quelqu’un est venu voir Sullivan. Une femme, artificielle. Asiatique, je crois.
J’ai acquiescé. Trepp.
— Quelles étaient les instructions de Sullivan ?
— Implanter un localisateur virtuel entre la pile corticale et l’interface neurale. (Les détails cliniques semblaient la rassurer. Sa voix s’est raffermie.) Nous avons opéré deux jours avant votre transmission. Au microscalpel, dans la vertèbre, en suivant l’incision d’implantation de la pile. Aucun moyen de le détecter, à part en virtuel. Il faut effectuer un examen neuroélectrique complet pour le découvrir. Comment avez-vous deviné ?
— Je n’ai pas eu besoin de deviner. Quelqu’un s’en est servi pour localiser et faire évader un tueur à gages détenu par la police de Bay City. Complicité d’évasion. Sullivan et vous allez plonger pour au moins vingt ans.
Elle a regardé le pont désert.
— Dans ce cas, pourquoi la police n’est-elle pas présente, monsieur Kovacs ?
J’ai pensé à mes états de service. Ils avaient dû me suivre sur Terre. Elle les avait lus. Que devait-elle ressentir, seule avec quelqu’un comme moi ? Quel effort avait-elle dû faire pour venir ici ?
Un sourire s’est affiché lentement au coin de ma bouche.
— D’accord, je suis impressionné, ai-je dit. Maintenant, dites-moi comment neutraliser ce putain de truc.
Elle m’a regardé, sérieuse, et l’averse a commencé. De grosses gouttes ont trempé les épaules de son manteau. Je les ai senties dans mes cheveux.
Nous avons levé les yeux tous les deux et juré. L’instant d’après, le docteur se rapprochait et effleurait une grosse broche accrochée au pan de son manteau. L’air a tremblé et, au lieu de nous toucher, les gouttes ont explosé sur le dôme de répulsion au-dessus de nos têtes. À nos pieds, un cercle magique restait au sec.
— Retirer le localisateur nécessite un acte de microchirurgie similaire à celui de l’implantation, a-t-elle expliqué. Faisable, mais pas sans matériel de micro-opération. Sinon, on risque d’abîmer l’interface neurale ou, plus grave, les canaux des nerfs spinaliens…
Notre proximité me mettait mal à l’aise.
— Ouais, je m’en doute.
— Alors, vous vous doutez aussi que vous pouvez entrer un signal brouilleur ou un code miroir pour neutraliser la signature.
— Si vous avez la signature originale.
— Si, comme vous le dites, vous avez la signature originale. (Elle a cherché dans sa poche et en a sorti un petit disque. Elle l’a soupesé un instant avant de me le tendre.) Maintenant, vous l’avez.
J’ai pris le disque avec étonnement.
— C’est la vraie, a-t-elle ajouté. N’importe quelle clinique neuroélectrique vous le confirmera. Si vous avez un doute, je vous conseille…
— Pourquoi faites-vous cela pour moi ?
Elle a soutenu mon regard sans tressaillir.
— Je ne le fais pas pour vous, monsieur Kovacs. Je le fais pour moi.
J’ai attendu un moment. Elle a détourné les yeux vers la baie.
— Le concept de corruption ne m’est pas étranger, monsieur Kovacs. Personne ne travaille longtemps dans un complexe judiciaire sans apprendre à reconnaître un gangster. La synthétique en était un. Le gardien Sullivan a toujours traité avec la pègre. La juridiction de la police s’arrête devant nos portes et les salaires de l’Administration ne sont pas très élevés. (Elle m’a regardé.) Je n’ai jamais accepté de pots-de-vin et, jusqu’à votre arrivée, je ne les avais jamais aidés. Mais je ne me suis jamais opposée à eux non plus. Il était facile de m’enterrer dans mon travail et de prétendre ne rien voir.
— « L’œil humain est un instrument merveilleux », ai-je dit en citant Poèmes et Autres Prévarications. « Avec un petit effort, il peut même échouer à voir les pires injustices. »
— Voilà qui est parfaitement à propos.
— Ce n’est pas de moi. Alors, pourquoi avez-vous pratiqué l’opération ?
— Comme je vous le disais, jusqu’à présent, j’avais réussi à éviter les problèmes. Sullivan m’avait nommée aux arrivées extra-planétaires. Il n’y en avait pas tant que ça et, quand il rend des services, c’est pour des enveloppements locaux. Comme ça, nous étions tous les deux contents. Vous voyez, ce n’est pas un mauvais patron…
— Et voilà que j’arrive…
— … créant un problème. Sullivan savait que me remplacer par un médic plus complaisant paraîtrait bizarre, et il ne voulait pas faire de vagues. Pourtant, cette histoire de localisateur était importante. Il y avait des pressions à haut niveau et tout devait bien se passer. Mais Sullivan n’est pas stupide. Il m’avait préparé un petit discours…
— Qui disait ?
Elle m’a jeté un regard candide.
— Que vous étiez un dangereux psychopathe. Une machine à tuer lâchée dans la nature. Que, de toute manière, c’était une bonne idée de vous baguer avant de vous libérer. Qui sait où vous pouviez vous faire transférer une fois dans le monde réel ? Et j’ai marché. Il m’a montré votre dossier. Oh non, Sullivan n’est pas stupide… mais moi si !
J’ai pensé à Leïla Begin et à notre discussion sur les psychopathes, là-bas, sur la plage virtuelle.
— Sullivan ne serait pas le premier à me traiter de psychopathe. Et vous ne seriez pas la première à le croire. Les Diplos, c’est… (j’ai haussé les épaules) une étiquette. Une simplification pour le consommateur.
— Il paraît que de nombreux Diplos sont passés du mauvais côté. Que 20 % des crimes sérieux dans le Protectorat sont causés par des Diplos renégats. Est-ce vrai ?
— J’ignore si le pourcentage est exact, mais nous sommes nombreux, c’est vrai. Une fois libérés des Corps, nos possibilités de reconversion sont limitées. Toute position de puissance ou d’influence nous est interdite et, sur la plupart des mondes, l’entrée dans l’Administration l’est aussi. Personne ne fait confiance à un Diplo… donc, aucune promotion. Aucune perspective. Pas de prêt, pas de crédit. (Je me suis tourné vers elle.) Et notre entraînement est très proche du crime…, sauf que le crime est plus facile. Les membres de la pègre sont pour la plupart des abrutis, vous savez. Même les mecs du crime organisé font gamin à côté de nous. Il est facile de gagner leur respect. Et quand vous avez passé dix ans de votre vie à changer d’enveloppe, à refroidir en pile et à vivre en virtuel, la menace policière vous fait plutôt sourire.
Nous avons gardé le silence un instant.
— Je suis navrée, a-t-elle dit enfin.
— Ne vous bilez pas. En voyant mon dossier, n’importe qui aurait…
— Ce n’est pas ce que je voulais dire.
— Oh ! ai-je dit en regardant le disque. En tout cas… si vous pensiez avoir une faute à réparer, voilà qui est fait. Personne ne garde les mains propres. Sauf en pile.
— Oui, je sais.
— Bon. Puis-je vous poser une question ?
— Oui ?
— Sullivan se trouve-t-il au central de Bay City en ce moment ?
— Il y était quand je suis partie.
— À quelle heure sort-il ce soir ?
— Vers 19 heures, en principe, a-t-elle dit en serrant les lèvres. Qu’allez-vous faire ?
— Lui poser des questions.
— Et s’il n’y répond pas ?
— Vous l’avez dit vous-même : il n’est pas stupide. (J’ai mis le disque dans ma poche.) Merci pour votre aide, docteur. Je vous conseille de ne pas être au complexe ce soir à 19 heures. Et merci.
— Je le répète, monsieur Kovacs : je fais cela pour moi.
— Ce n’est pas ce que je voulais dire.
— Oh !
J’ai effleuré son bras avant de disparaître sous la pluie.